Troisieme Tableau
Un Roi de Béotie.
Le théâtre représente le boudoir de Pluton.
Scene Premiere.
EURYDICE. Elle écoute à la porte. Personne encore! ... pas de nouvelles! ... Ah ça! ... mais c'est intolérable! ... Je m'ennuie épouvantablement ici! ... Voilà deux jours que je suis seule, n'ayant d'autre récréation que la compagnie d'un grand bêta de domestique dont on a fait mon geôlier! ... Ah! Pluton, prends garde! ... tu ne sais pasce que peut l'ennui sur une femme aussi fantaisiste que moi.! ... Si c'est ainsi qu'il m'aime! ... je vais regretter mon mari! ... Quelqu'un! ... Encore lui! ...
Scene II.
John Styx, Eurydice
JOHN, à lui-même. Elle est bien belle! ... elle est bien belle! ... Ah! si j'osais! ...
EURYDICE. C'est encore toi; que me veux-tu? ...
JOHN. Madame n'a pas sonné? ...
EURYDICE. Moi? non ...
JOHN. Tant pis! ...
EURYDICE. Pourquoi?
JOHN. Parce que si madame avait sonné, c'est qu'elle aurait eu besoin de quelque chose ... Il soupire bruyamment. Et comme madame ne sonne pas, c'est que madame n'a besoin de rien ... Il se dirige vers la porte. Elle est bien belle, mon Dieu! ... elle est bien belle! ... Revenant. Est-ce que madame sonnera bientôt?
EURYDICE. Est-ce que je sais? pourquoi? ...
JOHN. Parce que, si madame sonnait, je m'empresserais d'accourir ... Ah! je suis bien malheureux, allez, madame!
EURYDICE. Qu'est-ce que cela me fait?
JOHN. Puisque madame paraît s'intéresser à moi, je vais tout lui dire. Figurez-vous, madame, que je suis la meilleure nature du monde, j'ai un cœur sensible et une tête faible ... La femme qui m'aimerait serait bien heureuse ...
EURYDICE. C'est un fou! ... Comment, il va me raconter ses amours à présent!
JOHN. Je n'ai qu'un défaut, madame, j'aime mieux vous le dire tout de suite, pour que vous ne me le reprochiez pas plus tard: je m'enivre quelquefois! ...
EURYDICE. Il n'est pais fou, le malheureux, il est gris!
JOHN. Maintenant, madame, que vous me connaissez ... comme si vous m'aviez fait ...
EURYDICE. Ne m'approche pas, malheureux! ... Il est affreux!
JOHN. Madame me repousse après un tel aveu? Ah! c'est parce que je ne suis qu'un domestique, n'est- cepas? ... C'est bien cela les grandes dames! Toutes les mêmes! Mais je n'étais pas mort pour porter cette livrée! Madame, quand j'étais sur la terre, j'étais le fils d'un grand prince de Béotie!
EURYDICE. Eh bien! ... il te reste quelque chose de ta patrie!
Couplets
JOHN.
Quand j'étais roi de Béotie,
J'avais des sujets, des soldats,
Mais, un jour, en perdant la vie,
J'ai perdu tous ces biens, hélas!
Et, pourtant, point ne les envie.
Ce que je regrette en ce jour,
C'est de ne t'avoir pas choisie
Pour te donner tout mon amour
Quand j'étais roi de Béotie!
Si j'étais roi de Béotie,
Tu serais reine sur ma foi!
Je ne puis plus qu'en effigie
T'offrir ma puissance de roi:
La plus belle ombre, ma chérie!
Ne peut donner que ce qu'elle a.
Accepte donc, je t'en supplie,
Sous l'enveloppe que voilà,
Le cœur d'un roi de Béotie!
EURYDICE. Va-t'en, te dis-je, tu sens le vin ...
JOHN. Ah! voilà bien une idée! ... parce que je vous aidit tout à l'heure que je m'enivrais parfois ... Mais vous ne savez donc pas avec quoi je m'enivre ... c'est avec de l'eau ... de l'eau pure! ...
EURYDICE. De l'eau! ...
JOHN. Oui, madame ... mais une eau délicieuse, l'eau du fleuve Léthé ... Oui, c'est pour oublier que je bois, pour oublier la triste condition où je suis tombé! ...
EURYDICE. C'est une drôle d'idée! ...
JOHN. C'est une idée d'homme libre et fier, madame, qui se souvient de sa splendeur passée ... Cette funeste habitude me gêne bien quelquefois dans mon service ... par exemple, quand! mon maître me donne un ordre, naturellement, je bois, par fierté ... avant de lui obéir .... Naturellement aussi j'oublie l'ordre qu'il m'a donné ... Il me le redonne, je rebois, je réoublie, et ça dure quelquefois comme cela des journées entières ... mais il s'en accommode très bien, parce qu'il me trouve intelligent d'ailleurs ... Tombant à genoux. Mais, voyez-vous, il est une chose que je n'oublierai jamais, quand je boirais tout le Léthé, c'est l'image de la femme adorable dont mon maître m'a donné la garde depuis deux jours ...
EURYDICE. Insolent! ...
JOHN. Une chose que j'oublierais bien auprès de vous, par contre ... ce sont mes devoirs! ... Ah! ... voyezvous,madame ... On entend du bruit. Bigre! voilà mon maître!
EURYDICE. Quel est ce bruit?
JOHN, se relevant. Rien ... rien, madame ... Il faut rentrer.
EURYDICE. Je ne veux pas! ...
JOHN. Ce sont les ordres du maître ... Vous me feriez ficher à la porte! ...
EURYDICE. Mais enfin, jusqu'à quand durera cette plaisanterie?
JOHN. Plus tard, je vous dirai! ... Rentrez!
EURYDICE. Ah! Pluton, tu me le payeras!
JOHN. Allons! Il la fait entrer au fond au moment où arrivent Pluton et Jupiter. Il était temps!
Scene III.
John Styx, Pluton, Jupiter
Pluton et Jupiter entrent en se bousculant, et tâchant de se devancer l'un l'autre.
PLUTON, paraissant le premier, à part. Elle n'est pas là! ... il a eu le temps de la cacher dans son appartement! ... Ouf! je respire ...
JUPITER, avec méfiance. Tu as de singulières façons de faire les honneurs chez toi, toi! ...
PLUTON. Moi?
JUPITER. Oui, toi ... Quand on est poli, on fait passer les gens les premiers, et on les suit. Se frottant l'épaule. Tu y mets trop d'empressement, vois-tu ... il ne faut pas pousser la prévenance jusqu'à la bousculade ... Où sommes-nous ici?
PLUTON. Nous sommes dans mes petits appartements, dans ce que j'appellerai, si tu veux, mon buen retiro.
JUPITER. Tu dis?
PLUTON. Je dis mon buen retiro ... comme qui dirait mon boudoir ... C'est là que, fatigué du gouvernement de mon royaume infernal, je viens goûter quelques instants de repos et de solitude.
JUPITER, toujours méfiant. De solitude. A part. Je suis sûr qu'elle est ici.
Jupiter cherche sous les meubles, frappe contre les murs, y applique son oreille, Pluton le suit pas à pas.
PLUTON. Tu cherches quelque chose, dieu puissant?
JUPITER. Rien, non, merci ... J'étudie la disposition et la construction de ce petit ... Comment appelles- tu cela? Pluton Buen retiro! ...
JUPITER. Soit ... Oui, je trouve cela très joli, très intime ... je veux m'en faire disposer un pareil dans l'Olympe. C'est très favorable Souriant. aux amours, n'est-ce pas?
PLUTON, avec pudeur. Aux amours? ... Je ne suis pas de ces dieux à passions qui compromettent leur divinité dans de profanes amours! moi!
JUPITER. Vraiment! Tartufe, va! ... Pendant que Jupiter a le dos tourné, Pluton fait des signes à John, comme pour lui demander si Eurydice est dans l'appartement du fond. Qu'est-ce que tu fais donc là? tu me fiais des niches par derrière, dieu sérieux!
PLUTON. Moi ... du tout ... je faisais ...
JUPITER, se trouvant nez à nez avec John. Tu...