Zirkus Macksimus1
Un parc de contes de fées à l’ancienne, des allées plantées de vieux arbres, un train du Far West d’un rouge rutilant et un bateau à aubes, sans oublier un minigolf et un circuit de petits bolides pétaradants que l’on pouvait conduire soi-même. J’avais quatre ou cinq ans la première fois que nous sommes allés à Europa-Park ; c’était donc tout au début du parc. Depuis, comme de nombreuses autres familles de la région, nous y sommes retournés au moins une fois par an, toujours curieux de découvrir les nouveautés annoncées par le journal, comme la descente des rapides, le nouveau Quartier italien ou l’extraordinaire spectacle d’illusionnisme présenté dans le Théâtre baroque par un magicien de renom international. Europa-Park, pour moi comme pour bien d’autres, était alors le parc de mes rêves. Piloter un bateau à aubes coiffé de la casquette du capitaine ou être tiré par des dauphins dans un canot pneumatique à travers un bassin, voilà des expériences qui font partie de mon enfance au même titre que mon premier ballon de foot, les grottes et les cabanes dans la forêt ou ma première nuit passée seul sous une tente.
Dans le parc de Rust, j’ai participé à un dressage de chiens sur la scène en plein air. Le chien n’obéissait pas à mes instructions, n’en faisant qu’à sa tête, et c’est moi qui devais lui courir après en répétant mes ordres. C’est ainsi que je saisis pour la première fois que, dans le show-business, on use d’une multitude de petites astuces. J’assistai aussi ici à mon premier vrai spectacle de cabaret, tel qu’on n’en voyait alors que le soir de la Saint-Sylvestre sur l’une des deux chaînes de télévision. L’adolescent que j’étais fut marqué par les tenues moulantes des danseuses du ballet Maxim.
Las Vegas dans le fossé rhénan? Divertissement plutôt que culture? Ma famille n’était par chance nullement dogmatique sur la question de savoir s’il s’agissait là de pur consumérisme et de distraction vide de sens ou si l’on y trouvait effectivement une certaine valeur culturelle. Mes parents avaient un abonnement aux concerts de musique de chambre, nous écoutions de la musique classique pendant le petit-déjeuner du dimanche et tenions les livres en haute estime, mais il nous semblait tout aussi naturel de nous rendre ensemble au parc une ou deux fois par an pour rire du spectacle des perroquets et nous gaver joyeusement de barbe à papa. C’était alors loin d’être le cas dans toutes les familles: de nombreuses personnes cultivées, les enseignants de notre école en tête, affichaient une moue méprisante face à tant de commerce et d’évasion ludique.
Pourtant, le parc grandit de saison en saison, et moi avec lui. Pendant mes études, je perdis de vue les développements de Rust, et lorsque j’y revins, dix ans plus tard, le paisible parc était devenu un empire du divertissement, avec des hôtels et une quantité incroyable d’attractions.
Tout cela était l’œuvre d’une famille originaire de la petite ville dans laquelle j’avais grandi, je le savais bien sûr depuis longtemps. Le terrain de l’entreprise des Mack à Waldkirch, au bord de l’Elz, était dans notre enfance un endroit mystique. On y voyait les montagnes russes et les autos tamponneuses y prendre forme pièce par pièce dans la cour de l’atelier. Je me souviens qu’il nous arriva de passer plusieurs après-midi aux aguets devant l’entreprise, sous la pluie et le vent: l’un de nous avait entendu son père dire qu’à une époque, les enfants étaient autorisés à tester les manèges avant leur livraison. Cela resta évidemment un vain espoir.
Chacun en ville connaissait l’histoire des entrepreneurs locaux qui, sceptiques, avaient refusé d’investir dans le parc de loisirs de Rust pour s’en mordre les doigts des années plus tard. Roland Mack avait bâti ce parc avec son père, lequel vécut encore longtemps dans sa maison située à l’arrière des bureaux de l’entreprise de Waldkirch. Aujourd’hui, on peut affirmer sans grand risque d’erreur qu’Europa-Park est l’empire et l’œuvre de Roland Mack.
«L’art, c’est bien beau, mais ça fait beaucoup de travail», a dit un jour Karl Valentin.2 C’est valable aussi pour l’art du divertissement. Mais les enfants ne pensent pas à cela ; c’est là le secret des petits cirques comme des grandes entreprises de loisirs telles qu’Europa-Park: donner un air léger à ce qui est difficile.
Les Allemands ont du mal à appréhender les produits à connotation affective. Même pour l’achat d’une voiture, qui est pourtant de nos jours bien plus souvent un acte de plaisir qu’une décision purement raisonnée, ils se fient à la perfection technique, à la sécurité et à l’aspect pratique, alors qu’aux États-Unis, dès les années 1990, la nouvelle Golf elle-même (qui est vraiment une voiture raisonnable) était vendue avec pour tout slogan le mot allemand de Fahrvergnügen – «plaisir de conduire».
La différence entre Allemands et Américains dans leur rapport à l’industrie du divertissement est similaire. Certes, en Allemagne aussi, des millions de personnes affluent chaque année dans les parcs de loisirs, et cette industrie y est tout autant devenue un véritable facteur économique, visible aujourd’hui dans presque tous les domaines de la vie. Mais pour beaucoup, un parc de loisirs reste associé aux foires, aux spectacles de variétés et au commerce en général, alors qu’aux États-Unis, même les gens cultivés n’éprouvent aucun embarras à aller passer une journée de détente à Disneyland.
Roland Mack a toujours souffert de cette mentalité et s’est battu pour que son secteur soit reconnu, tout comme les forains. Aujourd’hui, Europa-Park est une entreprise hautement moderne aux processus complexes dont les attractions, les spectacles et l’offre gastronomique et hôtelière ne craignent pas la comparaison avec ses concurrents du monde entier. Avec ses 3 500 employés réguliers et saisonniers, il est depuis longtemps le plus gros employeur de la région ; la moitié de ses collaborateurs viennent de l’Alsace toute proche. Europa-Park est un centre de divertissement qui rayonne désormais vers toute l’Europe. Avec ses camps pour la jeunesse et ses nombreuses offres de conférences et de séminaires, il est aussi devenu un lieu social de rencontre et un foyer de culture, tant que l’on ne recherche pas expressément l’avant-garde. Roland Mack et son épouse Marianne, guidés par leur foi chrétienne, se font un devoir de ne pas consacrer le parc qu’aux activités de loisirs – il doit aussi créer du sens.
Mais nous voici de nouveau en train de rationaliser. Une performance suscite l’estime quand la sueur qu’elle a générée n’est pas encore sèche, quand on peut mesurer la réflexion qui l’a accompagnée. C’est ainsi que les Mack, une famille d’artisans à la tête d’une entreprise vieille de 230 ans, ont eux-mêmes toujours raisonné. Depuis des générations, ils sont artisans et constructeurs, c’est-à-dire tout autre chose que des amuseurs-nés. Roland Mack, qui a grandi dans la fabrique familiale de manèges et de roulottes, soudeur de formation avant de suivre des études d’ingénieur, a été le premier de la famille à s’initier au métier de forain – pour l’exercer ensuite à la perfection.
Il est le premier des Mack à véritablement incarner la détente et la joie que le parc a pour objectif de procurer aux gens. Il est enthousiasmé par son produit, tel un magicien qui ne peut être réellement convaincant que s’il se croit lui-même un peu capable de prodiges. On le remarque en voyant Roland Mack se laisser emporter avec exaltation dans les loopings d’un grand huit ou applaudir ses acrobates et ses clowns, assis au premier rang d’une nouvelle revue. Il adore la scène qu’il s’est construite avec le parc, et il y joue avec passion.
Les gens capables d’enthousiasme savent le communiquer aux autres. Roland Mack ne fait plus qu’un avec son parc ; voilà pourquoi il est désormais difficile de distinguer, dans cette œuvre d’art totale, le sens du commerce de la passion, le calcul de manager du goût personnel.
Évidemment, bien des esprits ont cogité pour aboutir à cette réussite, jamais uniquement celui de Roland Mack. Citons d’abord Franz Mack, le père, qui apporta l’idée et le courage d’entreprendre. Dirigeant d’une exploitation familiale couronnée de succès, il a tout recommencé depuis le début pour fonder un parc à une époque où cette activité était pratiquement inconnue en Allemagne. Il y a aussi Ulrich Damrau, l’architecte de théâtre et de cinéma, qui a donné au parc son caractère unique avec ses constructions inspirées de tous les styles européens. Voici Jürgen Mack, le frère, une sorte de ministre de l’Intérieur, arrivé dans l’entreprise treize ans après Roland, qui a contribué à façonner Europa-Park et reste toujours à l’écoute des employés. Marianne Mack, l’épouse de Roland, est aussi de la partie, elle qui a travaillé dans le parc dès le premier jour et s’est occupée, à la maison, de la famille. Toute une équipe de créatifs et de professionnels a également rejoint l’entreprise, et tous l’ont fait avancer, chacun dans son domaine. Et maintenant, bien sûr, la nouvelle génération est là et appose son empreinte dans le parc.
Mais Roland Mack tient toujours les rênes et fait le lien entre tout cela. C’est de lui que viennent aujourd’hui encore de nombreuses impulsions primordiales. Personne ne connaît le parc mieux que lui, ne l’a...